Langue et chaînes posturales

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Vous seriez certainement étonné(e) par le fait que la très grande  – écrasante – majorité des soucis de mors réglés en séance1 viennent d’une problématique de langue. Soit elle n’a pas assez de place, soit elle ne peut pas bouger, elle est en opposition aux actions de rênes, elle (enfin, le cheval) ne supporte pas la nature / la place des appuis du mors…

Les réactions peuvent alors être évidentes et très vives (sorties de langue, ouverture de la bouche, salivation excessive ou au contraire bouche sèche…) ou plus subtiles (un postérieur qui a du mal a passer, une épaule plus chargée que l’autre…). Comment donc améliorer les choses ? Quel est le secret d’une adaptation réussie du mors ? 

Et surtout : pourquoi la langue a-t-elle une place si particulière et si importante ?

Réponses dans ce plaidoyer pour un monde lingual plus juste pour nos chevaux !

En bref !

De par son statut particulier de « muscle-organe », sa position et ses liaisons anatomiques, la langue est une passerelle quasi-directe vers d’autres structures très éloignées dans le corps du cheval. Au delà de la simple adaptation morphologique (qui elle, vous le verrez, est relativement simple), ce sont ces particularités qui permettent de travailler en ergonomie du sport, sur la locomotion et l’équilibre. La langue est forcément contrainte sous une embouchure (même si l’objectif est « le moins possible ») et pourtant, c’est de sa pleine motricité que l’on peut obtenir la performance motrice.

Pour s’assurer du respect des structures buccales de votre cheval, il existe deux règles très importantes. La première, vous la connaissez très certainement ; c’est de ne jamais toucher les dents avec le mors. Ni rênes détendues, ni rênes tendues. Mais il en existe une autre : dégager suffisamment de place pour la langue sous le mors.

La langue : muscle ou organe ?

Les deux ! La langue a cette particularité qu’elle est à la fois un muscle ET un organe. Elle assure beaucoup de rôles différents, dont le principal est alimentaire. En fait, globalement, chez le cheval les plus gros muscles sont alimentaires (tiens donc..!). La langue en fait donc évidement parti, tout comme les masséters (= muscles des joues). 

Elle est composée de nombreuses fibres musculaires, qui ont à nouveau une particularité unique : elles peuvent se contracter dans de nombreux sens différents. En effet, là où un muscle composé de ce type de fibres aura 1 direction (contraction – extension linéaire) ; la langue elle peut prendre 3 directions différentes. Balèze. On y distingue des muscles intrinsèques :

  • Mylohyoïdus = élévation du plancher lingual
  • Lingualis = dureté de la langue

Des muscles extrinsèques :

  •  Styloglossus = mouvements sur les côtés
  • Hyoglossus = mouvement caudal et ventral
  • Genioglossus = mouvement caudo-rostral (rappelez-vous du petit chat anatomique dans l’article sur l’anatomie)

Organisation

Son innervation vient des nerfs crâniens CN.V et CN.IX, soit le nerf trigeminal et glossopharingeal. Nous pouvons aussi distinguer pour la suite de cet article 3 parties sur la langue :

  •  Segment buccal : Ce segment représente les 2/3 avant du corps de la langue. C’est dans ce segment que sont compris les stimulis en provenance du mors et que vous pouvez voir facilement quand votre cheval a la bouche ouverte.
  • Segment pharyngien : C’est le dernier tiers du corps de la langue.
  • La racine de la langue : Dernier segment, c’est le plus en arrière et éloigné de la fissure labiale et dans cette zone que la langue est connectée aux autres structures anatomiques.

La langue en elle-même est donc déjà un peu une curiosité. Multitâche, richement irriguée et innervée, sensible et ultra solide à la fois, avec une capacité de déformation et de résistance colossales… Ça fait quand même un paquet de talents !

 Ici, une coupe de langue humaine pour que vous puissiez voir la structure interne de la langue – Source : Drake RL et al. Gray’s Anatomy for Student.

Localement : pourquoi dégager la langue sous le mors ?

Il faut savoir qu’en moyenne, l’espace entre les barres supérieures & inférieures est de 34 mm (± 4 mm), quelle que soit la taille du poney ou du cheval. D’os à os. En ajoutant à cela les muqueuses, le palais plus ou moins bas, un plexus palatin plus ou moins épais, etc… Toute la place à l’endroit du mors est déjà saturée. La langue prend absolument TOUTE la place restante dans la bouche !

Ok, mais est-ce que cela est important à savoir ? (c’est un peu une question rhétorique).

Et oui, c’est important, car cela signifie – si l’on applique un simple ratio entre cet espace et le diamètre des canons d’un mors « rond » – que la langue est déjà compressée, avant même que soit faite la moindre action sur les rênes. Par exemple, avec un mors dont le diamètre est :

  • 16 mm = compression théorique de 47%
  • 20 mm = 58%
  • 22 mm = 64%
Voyez, il y a du monde là dedans – Atlas of Clinical Anatomy

Interprétation

Alors, attention quand-même avec l’interprétation de ces chiffres.

Cette compression est dite « théorique » pour deux choses. En effet, ce calcul ne prend pas en compte la capacité de résistance (surpuissante) et de déformation de la langue. C’est un muscle surpuissant. Mais aussi un matériau élastique isotrope qui peut donc résister à pas mal de forces qui s’exerce sur elle.

Ensuite, ce calcul est effectué avec des canons de mors dont la section est ronde et non avec des designs spéciaux. Vous pouvez en apprendre plus à ce sujet dans le chapitre dédié au choix du mors. Tout ceci est statique et théorique et donc peu représentatif de la réalité. Mais c’est tout de même un calcul intéressant à faire ! Cela nous permet de commencer à nous rendre compte de l’encombrement et l’impact forme/épaisseur. 

Voilà donc pourquoi localement, l’objectif premier est de libérer de la place pour la langue sous le mors. Pour permettre au cheval de la bouger et l’utiliser librement. Une bonne connaissance des structures buccales de votre cheval et le conseil de votre dentiste peuvent vous aider en cela.

Mais ce n’est pas tout…

Le processus hyoïdien

La langue a un autre secret. Nous nous sommes penchés précédemment sur tout ce qui est « local » à la langue. Mais c’est pas fini ! C’est même précisément là qu’on entre dans le vif du sujet. Comment un mors peut il avoir autant d’impact sur la locomotion ?  

La clé, c’est le processus hyoïdien.

L’hyoïde, c’est un ensemble de  de petites sections fibro-cartilagineuses, appendues entre les mandibules. Il forme une sorte de « balançoire », qui sert de soutien souple et mobile au larynx et au pharynx. Nous distinguons le corps du processus hyoïdien et les arcs de suspension à ses extrémités. Je vais nommer cet ensemble P-H dans la suite du texte :

Vue d’un processus hyoïdien – Atlas of equine Anatomy

Vous avez certainement pu remarquer que l’une de ses sections se nomme « processus lingual »  (Lingual process) ? C’est précisément ici que vient s’insérer la langue. Nous avons donc une liaison anatomique directe de la langue avec le P-H et c’est quelque chose qu’il va falloir bien garder à l’esprit pour la suite.

Car il n’y a pas que la langue qui vient s’insérer sur le P-H, loin de là.

Liaisons de l’hyoïde

Il n’y a donc pas que langue, pharynx et larynx qui sont accrochés et/ou appendus au P-H. Que nenni ! C’est aussi tout un tas d’autres structures, locales à l’hyoïde et permettant son orientation, traction, etc…Mais aussi d’autres ; qui vont ailleurs dans le corps du cheval. Ce sont ces dernières structures qui vont nous intéresser et particulièrement les muscles :

Pour la partie purement technique et anatomique de chaque muscle, vous pouvez cliquer directement dessus. Vous serez alors redirigés dans une autre fenêtre sur le site du Dr François Richard (ENVN).

Et comme une image vaut mille mots ; voici la position du processus hyoïdien dans le corps du cheval – Source Veterinary 3D Equine Anatomy Software, Biosphera.

Évidemment, il n’y a pas que ces muscles là qui font liaison entre la tête et le reste du corps. D’autres, comme le grand droit dorsal de la tête rattachent le cou à la tête (muscles juxtavertébraux du cou). Nous avons aussi des muscles qui ne s’insèrent pas directement sur les arcs de suspension du P-H mais sur les muscles qui eux le sont. Ils ont donc une liaison proximale indirecte avec le P-H. C’est le cas par exemple du muscle sterno-thyroïdien, qui a une liaison avec le muscle sterno-hyoïdien. Certains muscles, plus courts, sont également liés aux mouvements des ATM (= Articulation Temporo-Mandibulaire). Gros centre de l’équilibre chez le cheval et à l’origine de phénomènes comme la « cession de mâchoire ». Les muscles sus et sous hyoïdiens entraînent les mouvements de diduction.

(À propos de la cession de mâchoire) : il serait peut être plus approprié anatomiquement de parler de flexion de langue. La déglutition dispose le cheval a une action musculaire efficace et déliée ainsi […] – Article

Docteur vétérinaire Alexandre Chichery

Hyoïde = carrefour de mobilité

Et si on allait plus loin ?

Nous avons donc cette langue rattachée au P-H, ce PH rattaché à plein d’autres structures locales et moins locales. Certains muscles et fascias sont en effet plus du tout locaux et vont plus loin qu’autour de la tête et de la mâchoire. Ces muscles, ils ont une origine ET une terminaison. 

Ces terminaisons peuvent être :

  • Sternum
  • Épaules
  • Thorax

Tiens, on peut commencer à se rendre compte à ce stade qu’épaules, sternum et thorax sont plutôt des zones que l’on aborde quand on parle de selle. En effet, l’absence de clavicule chez le cheval oblige ce dernier à « porter son thorax » afin qu’il ne s’effondre pas entre les épaules. Ainsi, les muscles de la ceinture scapulaire et  abdominale jouent un rôle central dans la posture du cheval. D’autant plus si ce dernier est monté et doit donc porter aussi son cavalier. La selle a donc comme rôle de permettre (ou tout au moins, ne pas contraindre) la montée du thorax.

Et si une image vaut mille mots, celle-ci au dessous en vaut des millions ! Voilà donc l’illustration de ce que nous avons abordé plus haut :

Source www.horseandpeople.com.au @Cristina Wilkins

CLL : Comité de Libération de la Langue

On termine (bravo si vous êtes arrivés jusqu’ici !) cet article avec une citation :

Comment les personnes qui s’occupent d’équitation n’ont-elles pas observé de plus près l’intimité qui règne entre toutes ces parties ? Comment, lorsque l’on voit qu’elles se lient entre elles de manière à se secourir mutuellement, n’a-t-on pas cherché à s’assurer si un vice quelconque dans l’une d’elles ne privait pas les autres du jeu qu’elles sont destinées à fournir, si le mauvais emploi de force ne serait point un obstacle pour bien placer une partie ; qui doit servir de base à telle autre inapte à agir sans son concours ? Pourquoi ne parle-t-on jamais de la contraction de l’encolure, d’où découlent toutes les résistances ?

Étienne Beudant, écuyer français

Étienne Beudant était probablement (en 1800 et quelques, quand même) très loin de se douter qu’une partie de la réponse à ses questions est purement anatomique et fonctionnelle. Et influencée par le matériel. Ou plutôt, par l’impact du matériel. L’ergonomie n’émergeant en France et dans le domaine de la production industrielle qu’au XXe siècle.

Nous avons aujourd’hui la chance d’avoir des outils à notre dispositions qui permettent d’évaluer et d’éviter des impacts matériels délétères. Et ce, même si on a pas envie d’aller « chercher la petite bête ». C’est ça la fameuse prévention ! La prévention, c’est le cœur de l’ergonomie et comme chacun le sait : prévenir, c’est guérir. Dans le cas de la langue, le respect de sa mobilité sous le mors est un vrai sujet, à côté duquel il serait à mon sens dommage de passer.

Alors, vous prenez votre carte de membre au CLL ?

  1. Analyse statistique menée par Ergoequine, de mars 2019 à novembre 2021 et portant sur 451 dyades cavalier-cheval ↩︎